Posté à 12h00

Le restaurant est complet. Dans leur coin habituel, députés et ministres s’étalent pour la soirée. Les journalistes aussi, plus que d’habitude. Peu avant 23h00, Ralph Noseworthy de CFCF-TV est arrivé avec son caméraman résident, Claude Mathieu. « Il nous montre le communiqué de presse qui vient de sortir. René Lévesque a démissionné! Inutile de dire que ce fut un choc. Personne n’aurait pu imaginer qu’il terminerait ainsi sa carrière politique », résume Robert McKenzie, alors au Toronto Star. Claude Desbiens, de Radio-Canada, arrive au restaurant en fanfare. Il doit convaincre les serveuses de le laisser entrer avec son caméraman. Gilles Lesage de Duty avait réussi à joindre le leader parlementaire Marc-André Bédard au téléphone plus tôt dans la soirée. « Puis-je rentrer chez moi ou rester ? Il répond: “Tu ferais mieux de rester ici.” J’ai compris que c’était arrivé…” Le lendemain midi, dans la “conversation” avec le journaliste Gilles Morin, Bernard Derome note que “ce qui est assez insolite, c’est le moment. Le moment choisi par René Lévesque pour annoncer sa décision de quitter la présidence du PQ ».

La revanche de Lévesque

Lévesque avait pris sa décision plusieurs semaines plus tôt. Il faisait confiance à la vice-présidente péquiste Nadia Asimopoulos et à son chef adjoint, Michel Carpentier. « Ma décision est prise, je la rendrai publique le 20. Ne le dites à personne. Je vais faire un pied de nez à ces satanés journalistes ! », note Pierre Godin dans sa biographie de Lévesque. Il avait précisé que le communiqué ne devait pas être diffusé avant la fin du journal du soir, peu avant 23 heures. Pourquoi ? Son ancienne attachée de presse, Line-Sylvie Perron, est persuadée qu’il voulait se venger d’une foule de journalistes qui le harcelait depuis des mois. Lévesque « avait une dent contre les journalistes. Il les trouvait généralement paresseux. “Il a dit:” Vous allez envoyer ma lettre de démission après les bulletins d’information de fin de soirée. Cela les fera travailler ! » Pour Martine Tremblay, alors sous-chef de cabinet, un autre élément a également incité Lévesque à attendre la onzième heure. “Il était très modeste. Il avait une aversion pour les humeurs, évitait les passions comme la peste. » “Son lien avec le parti était rompu, sa relation avec les journalistes n’était pas facile, il se sentait traqué”, se souvient Mme Tremblay. Seule concession, Lévesque acceptera de participer à une séance photo le lendemain matin à la demande de Jacques Nadeau, photographe pigiste à La Presse canadienne. On le voit, manifestement malade, saluer les badauds sur la Grande Allée, près du parlement. PHOTO BERNARD BRAULT, DOSSIER DE PRESSE René Lévesque, en juin 1984 Au cours de la dernière année de son mandat, Lévesque se sent harcelé par les membres de la Tribune de la presse. “Il était malade, hospitalisé contre son gré, épuisé”, résume Gilles Lesage. « Il a démissionné parce qu’il était contre le mur. Il n’était que l’ombre de lui-même. Il était amer et buvait beaucoup depuis quelques mois », se souvient Rudy Le Cource, correspondant parlementaire de 1983 à 1997 pour La Presse canadienne, à Québec. Il avait fait une sortie violente dans le caucus des députés, indigné d’avoir été agressé par des élus qui n’avaient pas eu le courage de rester anonymes. Il avait même emmené Line-Sylvie Perron avec lui et lui avait annoncé qu’il avait été chargé d’enregistrer la rencontre : “pour garantir que mes observations ne seront pas déformées”, avait-il prévenu.

Dommage que j’étais journaliste

Bernard St-Laurent, journaliste à CJAD à l’époque, garde un souvenir précis de cette période. Un soir, il discutait avec Wendy Mesley, journaliste à la télévision de Radio-Canada, et Jean-Roch Boivin, chef de cabinet de Lévesque, au restaurant Le Parlementaire. Lévesque traverse la pièce, les aperçoit et se dirige vers le trio, visiblement en colère. “Il nous a dit, en anglais : ‘J’ai honte de dire que je fais déjà partie de votre métier !’ se souvient Bernard St-Laurent. Mesley précise qu’il ne se souvient pas de la formulation exacte, mais rappelle que Lévesque était « furieux ». Journaliste très jeune à l’époque, Mesli apprécie son séjour à l’Assemblée nationale, de 1982 à 1986. « Avec Leves, nous avions devant nous une personne normale. Il pouvait être en colère, frustré, heureux, mais nous n’avions pas de cassette. » Lévesque était un peu dégoûté de la journaliste et ses collègues l’envoyèrent aux premières lignes des réunions de presse, persuadés que Lévesque ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour discuter avec elle. « C’est parce que j’avais de bonnes questions ! “, explique-t-il aujourd’hui, dans un éclat de rire. Dans une entrevue publiée par L’actualité, cinq mois après sa démission, Lévesque ne cache pas sa déception face au rédacteur en chef Jean Paré. Il précise que s’il était resté journaliste, « il aurait certainement [été] appel [son] profession, pour occuper un poste assez permanent ». Mais il ne regrette rien : « J’y pense encore moins quand je vois ce qu’est devenu le journalisme. Je trouve cela profondément décevant, a-t-il dit. L’information est l’un de nos cancers […]. Je ne comprends pas pourquoi il y a quoi que ce soit de cancéreux dans le quatrième état par rapport à la santé générale du Québec. Il y a un mélange de faux-semblant et d’ignorance et de travail acharné… On s’en tient aux clichés. Pas besoin d’aller bien loin, ici même à Québec, dans la tribune du Parlement, je vous jure que les exceptions sont rares. Aujourd’hui, on se contente de communiqués de presse, comme une ruche qui se dit : voici une fleur ! Et tout le monde saute dessus. Jamais de recherche, recherche d’emploi. » PHOTO ROBERT MAILLOUX, DOSSIER DE PRESSE René Lévesque le soir de l’élection de son successeur à la tête du Parti Québécois, septembre 1985

Une pause dans le référendum

Quand a commencé cette rupture entre Lévesque et les journalistes ? En décembre 1980, six mois après avoir perdu le référendum, Lévesque prononce un discours époustouflant au congrès annuel de la Fédération québécoise des journalistes professionnels (FPJQ). « Il nous avait couvert d’insultes, l’accusant de ne pas défendre les intérêts du Québec autant que les anglophones défendaient l’unité canadienne », se souvient Michel David, arrivé en tribune de presse pour Le Soleil en septembre 1980. Gilles Lesage se souvient de la fameuse conférence. “Lévesque avait un discours écrit, c’était assez long, assez dur, ça avait créé une ambiance terrible ! Je n’arrivais pas à croire qu’il nous traitait ainsi ! “, lâche-t-il. Lors d’un colloque sur René Lévesque en 2011, Bernard Descôteaux, alors patron du Devoir et ancien correspondant parlementaire, avait convenu qu’après 1976, il y avait une apparente proximité entre le gouvernement et les journalistes. « On a beaucoup dit et écrit dans les dix ans de gouvernement péquiste que la presse francophone était à son service. Qu’il y ait eu une communauté d’opinion sur l’avenir de la société québécoise parmi la majorité des journalistes francophones et des membres du gouvernement, personne ne le niera. Mais cela ne nous a pas amenés à abandonner nos valeurs professionnelles », déclare Descôteaux. PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE En campagne électorale en mars 1981, lors d’un talk-show diffusé à la radio CJLM à Joliette, avec Guy Chevrette (à droite) Cette proximité avait été remarquée depuis. En mai 1979, Pierre Godin publie un essai dans L’actualité intitulé « Qui vous informe ? “. Sa voix montre que lors de l’élection du 15 novembre 1976, quatre journalistes sur cinq avaient appuyé le Parti québécois. Au printemps 1979, trois reporters sur quatre étaient encore en faveur du…