Posté à 19h00
                Laila Maalouf La Presse             

Voir un homme pleurer n’est peut-être pas si spécial de nos jours. “Quand tu penses à une émission de télé-réalité où tu vois des participants masculins pleurer, tu te dis : peut-être que ça va changer. “La télévision est parfois un signe de changement”, a déclaré le psychologue québécois Stéphane Migneault. Et l’éducation serait pour beaucoup dans l’évolution des mentalités, selon lui. “Maintenant, les parents savent plus qu’un garçon peut pleurer. Si les garçons grandissaient en ayant le droit de pleurer, ils l’auraient plus tard [avec les pleurs] une réaction tout à fait normale à une situation qui les touche, qu’il s’agisse d’une très bonne nouvelle ou d’une frustration. » D’ailleurs, de tous ses articles de blog, aucun n’a suscité autant d’intérêt que celui qui a provoqué les bienfaits des pleurs – “Le pouvoir de guérison des larmes” – a-t-il noté avec surprise.

Mutations sociales

Avant de devenir tabou, les pleurs n’étaient pas toujours condamnés par les hommes. Jusqu’au 19e siècle, «l’expression des émotions était permise, acceptable et valorisée», chez les femmes et les hommes, explique Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia. Puis sont venues deux transformations socioculturelles qui ont changé la donne, selon lui. L’industrialisation, d’abord, qui a divisé la société en deux sphères : la privée et la publique. “On demande de ne pas faire d’émotions en affaires, comme dit le proverbe. C’est pourquoi nous avons besoin de personnages durs et implacables et de travailleurs qui sont également disciplinés, qui ne commencent pas à exprimer leurs émotions sur la chaîne de montage. “Et lorsqu’il rentre chez lui, l’homme conserve généralement l’habitude qui lui tenait au travail”, explique Jean-Philippe Warren. “Nous sommes ensuite entrés, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et peu de temps après, dans une époque où la culture militaire était extrêmement forte”, a-t-il ajouté. “Il est temps de dire que le vrai homme est le soldat. Et un soldat ne pleure pas. PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia Ce que nous voyons dans de nombreuses études aux États-Unis [au XXe siècle], c’est que jusqu’à l’adolescence, garçons et filles pleurent pareillement. mais plus vous vous rapprochez, plus il y aura de différence. Nous apprendrons aux garçons que c’est mal et aux filles que c’est bien. C’est la naissance de la culture du « les garçons ne pleurent pas », et surtout du « les hommes ne pleurent pas ». Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia Selon le professeur, le fait que le Québec soit en partie « en dehors » du mouvement d’industrialisation – et surtout du mouvement militariste – fait que, comparativement aux Canadiens britanniques, aux Américains et même aux Français, « les Québécois ont plus tendance à exprimer leur sentiments à travers les larmes.

Une “culture de l’émotion”

Plus récemment, l’expression des larmes en public aurait même pris une toute autre tournure du fait de “l’intervention entre le privé et le personnel qui permet cette expression des émotions”, explique Olivier Turbide, professeur au département de communication sociale et publique à UQAM et directeur du LabFluens Laboratoire Influence et Communication. Et cela dans tous les domaines. Des émissions comme En direct de l’univers ou Enfants de la télé chercheront à provoquer une réaction émotionnelle de la part de leurs invités, note-t-il. Il participe à cette culture de l’émotion que l’on entretient dans les médias et fera ce qu’on appelle “un bon moment à la télé” que l’on retrouvera dans les bons moments de la saison. » C’est encore plus “payé” dans les médias, selon lui, et ce, notamment en politique, même s’il existe encore quelques exceptions – notamment chez les femmes. PHOTO DOMINIQUE GRAVEL, LA PRESSE Olivier Turbide, professeur titulaire au Département de communication sociale et publique de l’UQAM et directeur du Laboratoire Influence et Communication LabFluens On va inviter des hommes politiques à des émissions où il y a un déchaînement émotionnel, où on va parler de sa famille, de sa femme, de ses enfants… On est dans une autre génération d’hommes politiques. Olivier Turbide, professeur titulaire au Département de communication sociale et publique de l’UQAM et directeur du Laboratoire Influence et Communication LabFluens “Pour moi, les pleurs publics, c’est 2022. Nous sommes vraiment dans cette ère de vérité. Elle répond aux exigences quasi éthiques liées à la transparence, l’honnêteté, l’intégrité, ces attentes de proximité et de complicité. Nous n’attendons plus d’un leader qu’il nous dirige, qu’il nous indique la voie à suivre. On veut un chef avec qui on peut aller boire une bière. “Et c’est pourquoi la dimension humaine que permettent les larmes fonctionne si bien dans la communication : elles rendent l’homme politique vulnérable, authentique.”

Qui peut pleurer en public ?

Toutes les personnalités publiques n’ont pas la liberté de laisser couler leurs larmes devant les caméras sans conséquences. Voici quelques exemples commentés par nos experts.

Obama pleure

Les fameuses larmes versées par Barack Obama lorsqu’il évoquait la fusillade de l’école primaire de Sandy Hook en 2016 ont été qualifiées d’”historiques” par certains commentateurs aux Etats-Unis, car aucun président américain avant lui n’a été autorisé à exprimer aussi ouvertement ses sentiments pendant un discours politique. Mais à aucun moment il n’a été dévalorisé, selon le professeur Jean-Philippe Warren. “Il a dit qu’il pensait à ses enfants et a versé ces larmes en tant que père. “Il n’a pas perdu le contrôle”, a-t-il déclaré. “Les larmes d’Obama avaient aussi une vertu motivante”, renchérit son collègue Olivier Turbide. “On pleure de frustration, de ressentiment de voir des jeunes tomber sous les sphères et cela permet de passer d’une manifestation de sa faiblesse face aux événements à une prise de pouvoir qui peut amener le changement”, dit-il. il a précisé que des mouvements sociaux tels que #metoo, Black Lives Matter ou Idle No More ont également utilisé les larmes des manifestants pour exiger un changement social.

“Un seigneur de guerre”

PHOTO RONALDO SCHEMIDT, AGENCE D’ARCHIVES FRANCE-PRESSE Le président ukrainien Volodymyr Zelensky au Bhoutan en avril 2022 Pourtant, un chef d’Etat ne peut pleurer dans aucun contexte, relève Jean-Philippe Warren. “Quand il se rend à Bucha, le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, ne pleure pas. est stoïque. Tout son visage est fissuré par la douleur, mais il ne pleure pas car ses larmes n’auraient pas bien coulé. C’est un chef de guerre. “Et à la guerre, il n’y a pas de place pour les larmes car les soldats ne peuvent montrer aucune forme de faiblesse”, a-t-il déclaré.

Des larmes dans le meme

PHOTO DE TWITTER Michael Jordan à la cérémonie d’hommage de Coby Bryant en février 2020 S’il est une scène du monde du sport qui a marqué les esprits, c’est bien celle de Michael Jordan lors de son intronisation au Basketball Hall of Fame en 2009, note Olivier Turbide. “Dans un discours un peu sans rapport, il s’émeut très vite, il pleure, on le photographie. Et ces images de Michael Jordan en train de pleurer seront prises dans les mèmes presque tout le temps quand il y aura victoire ou défaite. On va coller l’image de Michael Jordan sur l’athlète, et c’est quelque chose qui est accepté et normalisé d’une certaine manière. Plus de 10 ans ont passé, mais il circule toujours sur les réseaux sociaux. Et d’une certaine manière…