“Je suis arrivé au bureau du harcèlement en pleurant […] Je ne pouvais pas me lasser d’être traité comme ça », dit une personne qui dit avoir été humiliée et rabaissée à plusieurs reprises par son supérieur.
Le 17 mai 2021, une lettre a été remise à la direction générale, signée par 11 enseignants du Service de l’enseignement général (GES).
Le SEG est le département qui propose des cours de tronc commun, tels que ceux de chimie, d’économie, de communication ou d’informatique, dans cette université spécialisée en ingénierie.
Lettre de plainte
Dans la lettre obtenue par Le Journal, les plaignants dénoncent le “climat toxique” qui met à mal la “santé psychologique de trop de travailleurs”. Ils reprochent notamment au directeur du département, Frédérick Henri, “sa manière de gérer irrespectueuse et intimidante”.
Huit personnes ont déclaré au Journal qu’elles avaient vu un climat troublé au SEG. Sept disent avoir subi des “traitements arbitraires” voire des “harcèlements” psychologiques ou administratifs.
“Il y a des enseignants expérimentés accusés de 36.000 bêtises”, résume Alain Régnier, président du syndicat des enseignants SEG et signataire de la lettre.
Photo de Chantal Poirier
Alain Régnier, président du syndicat des enseignants SEG.
Certains ont été expulsés ou pénalisés pour des raisons telles que la manière dont ils ont été corrigés, la matière couverte en classe, la rapidité de réponse aux e-mails ou le ton utilisé dans un e-mail.
Certains ont mérité des mesures disciplinaires sur leur dossier ou une suspension. D’autres dénoncent le fait d’être cités à comparaître pour des frivolités avec menace de sanction disciplinaire, même si la démarche n’aboutit pas à une sanction.
Le magazine a recueilli de nombreuses histoires mentionnées ci-dessus ainsi que d’autres, mais les détails ne peuvent être divulgués sans que les personnes interrogées deviennent identifiables pour la direction.
M. Régnier estime à au moins six le nombre d’enseignants qui ont reçu des contraventions médicales pour dépression ou harcèlement au travail au cours des dernières années.
“On dilue la sauce”
A partir de 2021, une enquête sur le climat de travail au SEG a été réalisée par une société extérieure. Un comité de suivi est alors mis en place, auquel participe le directeur du département, et une nouvelle concertation s’ensuit.
Le « manque d’empathie » ou d’écoute de la direction ainsi que la crainte de représailles disciplinaires sont des éléments récurrents dans les données de cette consultation.
Un plan d’action a été publié le 14 octobre. Plusieurs actions visent à “réduire le climat de peur”. On peut lire des solutions telles que “rendre public le processus de retour d’expérience” ou “clarifier le rôle des administrateurs”.
« On dirait que nous essayons de diluer la sauce. Ici, on parle de ‘communication’ quand le problème est l’abus de pouvoir », a déclaré un répondant.
“Nous sommes extrêmement déçus”, a déclaré Alain Régnier.
EXEMPLES DE CLIMAT DE PEUR
Enseignants convoqués ou punis pour :
ton dans un e-mail le ton d’une conversation vitesse de réponse aux e-mails comment réparer
EXTRAITS DE RAPPORTS ET DOCUMENTS DE RECHERCHE : “Les perceptions sur la qualité de la gestion du dirigeant de SEG sont très polarisées.” “Dans certains cas, c’est contrôlé et rigide.” “Manque de sensibilité et de soutien.”
Contrôle de degré controversé
Les enseignants du SEG disent avoir subi des pressions pour modifier les notes de leurs élèves, une pratique controversée mais adoptée par l’ÉTS dans un contexte de discours grandissant sur la liberté académique.
“Cela ne m’est jamais arrivé dans ma carrière”, fulmine une personne à qui on a demandé de baisser les notes de tous ses élèves en 2021 et qui a été disciplinée.
« Je ne veux plus y enseigner », a conclu cette personne qui a depuis quitté le SEG.
Selon certains, la pression sur les notes fait parfois partie de la “dérive disciplinaire” imputée à la direction. Certains ont été critiqués pour avoir une moyenne trop haute ou trop basse, voire pour une distribution des notes qui ne suit pas une courbe normale.
Notez que dans SEG, la fonction est spécifique : les enseignants n’ont pas besoin de concevoir le plan ou l’examen pour le cours qu’ils enseignent. Cette responsabilité appartient plutôt aux “enseignants”, qui ont un poste permanent.
Systématique
Dans tous les départements de l’ÉTS, les feuilles de notes doivent être approuvées par la direction avant d’être inscrites sur le bulletin scolaire.
Ce type de comportement relève d’un souci de rigueur et d’équité et serait une « pratique établie » dans plusieurs universités, notamment en génie, explique l’ÉTS dans sa réponse écrite.
Or, avant l’entrée en fonction de Frédérick Henri, les bordereaux étaient presque systématiquement acceptés, nous dit-on.
“Si la moyenne est trop basse ou trop haute, j’interrogerai la personne”, se défend le réalisateur dans un entretien au Journal. “Si tout le monde a la même note, ça ne marche pas.”
Par exemple, lorsque session après session un enseignant ne donne jamais un A+, il y a un problème, estime-t-il.
« C’est à l’enseignant de se demander : comment se fait-il qu’il n’y ait pas d’excellents élèves dans mes groupes ? […] Cela signifie qu’en suivant ce cours, en tant qu’étudiant, vous êtes automatiquement désavantagé.
Inhabituel
À l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, nous avons rarement vu des directives de notation appliquées de cette façon.
“C’est très inhabituel”, a déclaré le directeur général David Robinson.
“Je dirais que cela va clairement à l’encontre de la liberté académique”, ajoute-t-il.
L’histoire est la même à la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec. D’autres universités et départements fonctionnent de la même manière que le SEG.
“Mais il n’y a pas tant que ça de surveillance”, s’émerveille la vice-présidente Christine Gauthier.
En juin dernier, une loi sur la liberté académique a également été approuvée par le gouvernement Legault. Ainsi, d’ici juin 2023, chaque université devrait adopter une politique en la matière.
Pour l’ÉTS, « la loi n’a pas pour but d’encadrer les pratiques de gestion académique telles que les pratiques d’approbation des notes ».
Contacté par Le Journal, le ministère de l’Enseignement supérieur précise ne pas pouvoir se prononcer sur la question de la notation car elle relève de la compétence des universités.
Appel à l’aide d’un enseignant suspendu
Les étudiants avaient auparavant lancé une pétition pour faire revenir un professeur de SEG qui a été soudainement suspendu sans explication.
« Nous étions un peu débordés, raconte Ariel Jolicoeur, 26 ans et diplômé de l’ÉTS.
À l’automne 2019, il étudiait en génie de la construction. Le cours obligatoire de programmation informatique n’était donc pas une grande passion pour elle.
Pourtant, il avait choisi le conférencier qui le donnait, reconnu pour ses talents de vulgarisateur et apprécié des élèves, explique-t-il.
Puis, à trois grades de l’examen final, il a été suspendu.
“Ce qu’on nous a dit, c’est que la direction n’aimait pas la façon dont il l’avait arrangé”, s’est émerveillée Mme Jolicoeur.
Le syndicat des enseignants confirme que les allégations contre l’enseignant en question étaient de nature académique et administrative.
Mme Jolicoeur a donc lancé une pétition pour inciter la direction à revenir sur sa décision, en vain.
La pétition a été signée par 24 étudiants, presque tout le groupe, croit-il.
Un processus douteux
Le directeur du département de l’ÉTS enquêté pour son “climat de peur” n’a jamais été informé du contenu de la lettre le dénonçant, une façon de faire qui a fait sourciller plusieurs experts. Au téléphone, Frédérick Henri a accepté de répondre aux questions du Journal. Il affirme n’avoir jamais été informé du contenu de la lettre du 17 mai 2021, ni du fait qu’il y est expressément reproché. « L’ÉTS a accompagné et continue de soutenir le directeur du SEG dans ses dossiers », indique l’établissement dans une réponse écrite. Concernant la lettre de plainte signée par 11 personnes, l’ÉTS affirme que les plaignants ont demandé qu’elle demeure « confidentielle ». Cependant, cette demande ne figure pas dans la lettre. Au lieu de cela, les plaignants demandent à rester “anonymes”, ce qui signifie que leurs noms ne seront pas partagés avec le réalisateur. Mais ils s’attendaient au moins à ce que ce dernier soit rencontré par des supérieurs pour son style de gestion. LA…