Posté à 5h00
Isabelle Hachey La Presse
Chapitre 1 : “Je me sens comme un hypocrite”
PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE Alice Payeur Montréal dort quand la route d’Alice Payer croise celle de Julien Lacroix. C’est le moment où les derniers fêtards tombent dans leur lit. Alice Payer vient de fermer le bar de l’avenue du Mont-Royal où elle travaille. Il a bu. Très. Elle va partir avec son copain, qui dort dans l’appartement. En chemin, il s’arrête au dépanneur ouvert 24h/24. On sonne à la porte. Attend. Sonnez à nouveau. Et c’est là, sur le trottoir, qu’elle voit s’approcher le grand homme aux yeux bleu foncé, avec qui elle avait un peu flirté, au cégep. Il s’exclame : « Oh, bien ! Julien Lacroix… – Oh super! Alice Paie…” Apparemment, le comédien est dégoûtant aussi. Ils discutent quelques minutes. « Tu habites près d’ici ? Mon Dieu, je ne le savais pas. On ne s’est jamais rencontré ! » Au bout d’un moment, Julien Lacroix lui demande : « Tu veux venir chez nous ? – Ah bon… je retournais me coucher avec mon ami…” Alice Payer semble hésitante. « Clairement, mon langage corporel lui dit : tu vois bien que je serais allée chez toi si je n’avais pas eu de petit ami. Mais là, je suis une bonne blonde. » Julien Lacroix lui rappelle : « D’accord, c’est bien, je comprends… mais… j’habite vraiment juste à côté… – Non, non, je veux rentrer chez moi, je suis bourré, je suis fatigué… – Ok, c’est bien. Tu ne… tu ne viens pas chez nous ? – Non, je ne viens pas chez toi… – D’ACCORD. Alors… tu es sûr que tu ne viendras pas chez nous ? » Julien Lacroix revient sans cesse pour charger, mais le ton est joueur. Alice Payer ne se sent pas harcelée. L’échange devient “idiot et drôle”. Elle lui demande du feu, puis, une dernière fois : “D’accord, alors tu viens chez nous ?” » Il éclate de rire. « Non, je ne viens pas chez toi ! – D’accord… ” Il lui fait deux bisous sur les joues. Puis, un troisième, sur les lèvres. Perdre connaissance. Elle rit un peu, tourne les talons. “Eh bien… tu m’as accueilli, moi !” Ciao ! » Trois ans plus tard, Alice Payer avouera à Julien Lacroix que si elle avait été célibataire ce soir-là, elle aurait accepté son invitation. Elle l’aurait suivi jusqu’à chez lui. Elle lui avouera également que cet incident, survenu en avril 2019, ne l’a pas marquée au fer rouge. Que ce n’était toujours, pour elle, qu’une anecdote. Qu’elle ne s’est jamais considérée comme une victime. Et qu’il regrette. Terriblement. Elle le regrette, car son histoire fait partie de celles qui ont fait l’objet d’un procès contre Julien Lacroix. Alice Payer est l’une des neuf femmes qui ont accusé le comédien dans une enquête de juillet 2020 Duty. Neuf informateurs. Neuf plaintes d’agression sexuelle et d’inconduite. Neuf témoignages qui, mis bout à bout, formaient un réquisitoire sans appel. Du coup, le quadruple vainqueur Olivier, alors âgé de 27 ans, a été retiré de l’affiche. Il a été licencié de son agence. Abandonné par ses amis. Complot par le tribunal de Facebook, faisant de lui un violeur en série. Un monstre. La réalité est plus compliquée. Soyons clairs : le but de ce reportage, réalisé en collaboration avec la journaliste Marie-Ève Tremblay, du 98.5 FM, n’est pas de disculper Julien Lacroix, ni de se demander s’il serait peut-être temps de revenir à planches. Il ne s’agit pas non plus de nier le mouvement #metoo, qui a libéré les voix longtemps étouffées de nombreuses victimes de harcèlement sexuel. L’approche journalistique adoptée par les médias, dont Le Devoir, ne l’est pas non plus dans les enquêtes de ce type. Mais alors que nous venons de fêter le cinquième anniversaire de #metoo, il nous semble crucial de porter un regard critique sur ce phénomène mondial. Il est vital d’exposer ses limites, ainsi que les dangers de la glissade. D’où cette plongée dans une enquête qui a marqué le Québec. Les témoignages que nous avons recueillis sont troublants. Les dénonciateurs affirment avoir été poussés par leur entourage à témoigner. L’une d’elles, estimant qu’elle ne serait pas mal servie par la justice traditionnelle, ressort encore plus « affaiblie » par son expérience. Elle ne peut plus dire que Julien Lacroix l’a “agressée sexuellement”, comme elle l’avait pourtant confié à Duty en juillet 2020. D’autres avouent qu’ils ne se sont jamais considérés comme des victimes de l’humoriste, mais ont voulu faire passer un message à la société. Pour eux, Julien Lacroix devait servir d’exemple. En coulisses, deux comédiens de la relève s’affairent à recueillir des témoignages. Ils ont encouragé les femmes à porter plainte sous prétexte qu’un violeur dangereux devait être arrêté. Ils y croyaient sincèrement. Mais tous deux étaient en désaccord avec Julien Lacroix. Dans leurs actions, il y avait, à tout le moins, l’apparence d’un conflit d’intérêts. Certains lanceurs d’alerte s’en tiennent à leurs comptes et pensent que le comédien a mérité son sort. Nous ne contestons pas leur parole. Mais il faut aussi écouter les femmes qui disent, deux ans plus tard, que si c’était à refaire, elles feraient les choses différemment. Leur raison est également valable et importante. Bien après la publication de l’enquête du Devoir, Alice Payer a tenté de se convaincre qu’elle était victime de Julien Lacroix. Elle rejoua mille fois dans sa tête le scénario de leur rencontre nocturne. J’essayais de me dire : je suis une victime. Je dois garder ma victime, parce que j’ai du poids, j’ai tellement de poids, je viens de ruiner la carrière de quelqu’un. Je suis un sur neuf. […] Je me sens tellement hypocrite d’être dans les neuf personnes. Alice Payeur A chaque fois que Julien Lacroix tente de relever un peu la tête, Alice Payer assiste à une vague de commentaires meurtriers sur les réseaux sociaux : prends-le, ta vie est gâchée comme tu as gâché la vie de neuf filles… A chaque fois, Alice Payer se sent habituée à légitimer cette haine. Mais il ne peut rien y faire. Dès le premier jour, son histoire ne lui appartient plus. Elle avait cru aux promesses du mouvement #metoo, censé donner la parole aux femmes. Il s’est rendu compte qu’il les réduisait souvent à un nombre. Neuf, dans le cas de ceux qui ont dénoncé Julien Lacroix. “Il a un prénom, une identité” dans la sphère publique, note Geneviève Moren. De son côté, elle se sent réduite à une chose : l’ex-femme qui a été agressée par le célèbre comédien. Geneviève Morin a raconté son histoire dans l’espoir de s’en libérer. C’est exactement le contraire qui s’est produit. « Je ne suis pas du tout libéré. Je suis enchaîné à cette histoire tout le temps. » Enchaîné, car le témoignage de Geneviève Morin est au coeur de l’enquête de Devoir. C’en est le noyau dur. Son élément central. Deux ans plus tard, les fondations s’effondrent. Nous avons demandé une entrevue au journal Le Devoir pour obtenir son point de vue sur cette affaire. La garderie a accepté notre demande, à condition qu’elle reçoive nos questions à l’avance. Nous avons rejeté ce terme.
Chapitre 2 : “Je me sens embauché”
PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE Geneviève Morin Le message apparaît le 9 juillet 2020 à…